J’ai peur de me lever le matin.
J’ai peur de me coucher le soir.
Elles me taraudent, omniprésentes, visqueuses, mouillées, sèches, rugueuses. Je les sens même la nuit. Elles se glissent sur mes bras, sur mes jambes, mon ventre, mon cou, ma bouche. Elles pèsent, elles chatouillent. J’essaie de crier, mais elles m’étouffent. Elles glissent sur ma luette, passent mon œsophage, brûlent mon estomac, se déversent dans mes poumons. J’essaie de les enlever, mais elles s’incrustent sous mes ongles, sous leur racine, leur salive irradie jusqu’à ma dernière goutte de sang. Elles chatouillent mes muscles et mes nerfs, brisent le cartilage de mes phalanges, semblent se restaurer au goût de leur moelle. Les hyènes aussi mangent l’intérieur des os, ricanant dans la nuit sur le triste destin de leur repas, déchiqueté par leur appétit vorace.
Les prédatrices continuent leur chasse. Elles s’attaquent à mes sens, lèchent le creux de mes oreilles, si bien que, gigotant d’inconfort, je n’entends plus que leurs bruits baveux. Puis elles raclent le fond de ma gorge, endolorie au point de ne plus pouvoir parler, goûter, sourire. Féroces, elles prennent mon nez jusqu’à y faire couler des rivières rouges, retournant à mon corps par mes lèvres. Régurgitant mon sang, je riposte alors qu’elles se rabattent sur mes yeux, les retournent dans leur mouvement, craquent ma cornée, je crisse d’inconfort. Je croasse, elles rejoignent mon cristallin, enroulent mon corps vitré, tirent sur mes nerfs. Je cri « à l’aide », du moins j’essaie. Ma respiration secouée m’en empêche. Si quelqu’un pouvait m’entendre, si quelqu’un pouvait venir me libérer de ces chaînes humaines!
Je ne me souviens plus du moment où ces démones se sont acharnées sur mon sort. Depuis, mon corps me démange. J’ai déjà essayé d’en parler. On m’a dit que c’était dans ma tête, que ces créatures n’existaient pas, ou que tout le monde les supportait très bien, alors je devrais faire de même. Je devrais les supporter? L’angoisse et l’inconfort me mangent de l’intérieur rien qu’à penser vivre de cette manière. Les autres ressentent-ils cette douleur? Ont-ils peur de se lever le matin? Ont-ils peur de se coucher le soir?
Qu’est-ce que c’est? Mon goût est revenu… ma langue glisse sur une surface à la fois dure et molle, salée, pestilentielle. Je lèche une fragrance de savon à la pomme, de noix de muscade, d’urine, d’acier. Puis mes papilles s’enfoncent dans un bâtonnet s’effritant, quelque peu mouillé. Enfin, je goûte l’air, rafraîchissant, et une surface poreuse qui me monte jusqu’à la gorge, tellement l’expérience est morbide. Quelque chose de salé coule dans la rizière de ma langue. Je m’enroule autour d’une balle gélatineuse.. Elle roule à l’intérieur de mes joues, attachée par des fils mous. Non.
Non. Je reconnais cette texture. Celle qui, dans la chair d’une poule à Noël, me fait grincer des dents. Celle qui me rappelle que je déchiquette quelque chose de vivant, ou du moins qui l’était, et qui courait sur deux pattes il y a peut-être une semaine. Celle qui me fait porter une main à ma bouche pour tirer sur le filament toujours bleuté, rouge d’oxydation, rempli de fer, qui cause mon dégoût. Je me sentirai mal de manger de la viande pendant quelques jours, mais je recommencerai bien tôt ou tard, parce qu’en fait, j’aime ça.
La veine se coince entre une canine et une incisive, je respire un bon coup, appréhendant le moment où, sous la pression, la balle exploserait.
Je me demande comment se sentait la personne qui a mangé mes yeux au moment fatidique.